Les films de Céline Sciamma, par Olivier Charasson

Publié le par Brigitte Sabban-Weyers

Il y a un récit commun aux trois films de Céline Sciamma (La naissance des pieuvres, Tom boy et Bande de filles), un récit qui n'est pas pris en charge par leur scénario, mais par leur seule réalisation. Ce récit, à chaque fois, est celui d'un visage. Or c'est ce récit qui permet aux films de s'affranchir de leur scénario précisément, sinon des intentions dont ils sont porteurs et auxquelles on serait tenté de les réduire. Car on aurait vite fait de dire de La naissance des pieuvres qu'il n'est qu'un film sur la découverte de l'homosexualité, de Tom Boy qu'il interroge la notion de genre, ou de Bande de filles qu'il donne à voir une minorité invisible (sur les écrans). Ce qui n'est pas complètement faux, mais qui grâce à leur réalisation n'est déjà plus tout à fait vrai.

Car ce que Céline Sciamma cadre toujours en premier, et en grande majorité, ce sont des visages, quand les problématiques soulevées par ses scénarios devraient engager les corps tout entier au contraire. Mais en ce concentrant d'abord sur les visages, Céline Sciamma libère ses personnages non pas de leur corps, mais du sens auquel ils pourraient les réduire et du combat dont ils sont l'enjeu. Ici, pour paraphraser Emmanuel Levinas, "le visage est signification, mais signification sans contexte : le visage est sens à lui seul. Ce que je vois de la personne, c’est son visage, non pas entre autres choses, mais ce que je vois d’abord…" Or dans ce d'abord, c'est l'invisible de la personne que je devine. C’est le « visage » de l’autre qui fait effraction dans mon être, rompt ma tranquillité et interroge mon droit à user du monde comme s'il était le mien.

Se concentrer sur les visages donc, les cadrer en gros plan ou en buste, quand bien même ils dansent, ce n'est pas les détacher de leur corps, c'est regarder ce qui apparaît des corps, en filmer les épiphanies : là où les corps deviennent, se transforment, les visages promettent ; là où les corps se battent, revendiquent, les visages affirment ; là où les corps restent contraints, les visages sont libres déjà.

Et c'est ce qui rend les films de Céline Sciamma plus beaux que leurs scénarios, en les faisant glisser d'une revendication identitaire en plan large, à l'affirmation d'une liberté en plan resserré. Ici, comme chez Levinas, le visage de la liberté n'est pas l'expression d'un bon vouloir ou la seule réclamation d'un droit, il est toujours l'affirmation d'un devoir : « Être libre, c'est faire ce que personne ne peut faire à ma place. »

Dès lors, sur grand écran, notre corps de spectateur peut enfin se reposer sur le visage de l'autre, se blottir tout entier sur une joue, ou se recroqueviller dans une chevelure.

Les films de Céline Sciamma, par Olivier Charasson
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