CARGO BLUES de Audrey SABARDEIL

Publié le par Brigitte Sabban-Weyers

CARGO BLUES de Audrey SABARDEIL

CARGO BLUES

 

Chère Audrey, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions après la lecture de votre roman CARGO BLUES.

Je ne suis pas une grande lectrice de polars, mais celui-ci m'a tout de suite attirée.

La ville de Marseille où j'avais pu me rendre récemment et qui m'a plu ? Les personnages ? Leur histoire d'amitié ? Un livre écrit par une femme ? Je ne sais pas mais en tout cas, j'ai eu envie de lire … et j'ai lu vite. J'ai eu le sentiment d'être tout près des personnages, de leurs angoisses, de leurs craintes. J'ai traversé la ville avec eux, j'ai presque eu le sentiment de sentir les odeurs, la chaleur de cette ville attachante et complexe.

Je n'ai pas lu vos œuvres précédentes, il me semble que c'est votre premier roman. Mais ce n'est pas votre première publication, j'ai pu lire que vous aviez écrit plusieurs nouvelles déjà primées. Je vous souhaite le meilleur également pour ce roman.

Comme je vous l'ai dit, sur ce blog j'aime interroger les créateurs sur leur processus créatif.

Avant de commencer, je voudrais vous remercier d’avoir lu CARGO BLUES. C’est mon troisième roman édité. Le tirage de mes deux premiers romans, parus dans une autre maison que la mienne aujourd’hui, étant confidentiel, rien d’étonnant à ce que vous n’en ayez pas entendu parler ! Dommage, car ce que vous me dites avoir apprécié dans CARGO BLUES, vous l’auriez trouvé, je crois, dans mes précédents livres. Ces trois histoires sont bien différentes, mais mon écriture s’attache aux mêmes valeurs.

Merci également pour ce retour de lecture qui me va droit au cœur. Il est des tout premiers que je reçois sur CARGO BLUES. Ces mots vont m’aider à surmonter mon trac au moment du lancement de ce roman, le 3 avril.

Merci donc pour votre intérêt et pour cette occasion que vous m’offrez de me présenter aux lecteurs de votre blog. N’oublions pas que sans lecteur, pas d’auteur ! (D’ailleurs, l’adage est réversible !)

Avant de vous questionner sur le roman, j'aimerais savoir comment vous êtes passée de l'écriture de nouvelles à l'écriture de votre (premier ?) roman ?

Pendant très longtemps (40 ans !), je suis restée persuadée que j’étais incapable d’écrire un roman. Les romanciers m’intimidaient terriblement. Le format court de la nouvelle était moins vertigineux.

Un jour, un ami qui aimait écrire mais peinait avec l’orthographe et la ponctuation me charge de corriger son texte. Grâce à lui, je découvre l’existence des concours de nouvelles. Une révélation : les scénarios que j’avais en tête ne valaient rien ? Qu’à cela ne tienne, je piocherai dans les concours de nouvelles : on vous fournit un thème, on vous impose une phrase initiale, et un maximum de signes. Reste le jeu d’écriture, le plaisir créatif. J’ai joué à cela bien des fois, sans jamais rien faire lire à quiconque (ni mon mari, ni ma meilleure amie).

En 2016, sur l’impulsion du même ami, j’ose envoyer une nouvelle à un concours local. Sans autre ambition que de m’obliger à donner à lire ce que j’écrivais. Quelques mois plus tard, le jury d’écrivains présidé par Maurice Gouiran (Gilles Del Pappas et Serge Scotto en étaient aussi) me décerne le premier prix. Le jour de la remise, j’échange avec eux. Ce fut la première graine semée dans ma tête : ils m’encourageaient à écrire « du long », voyaient du potentiel dans mon écriture. Il m’a ensuite fallu dix ans et un ami proche (le seul qui lisait mes bribes de textes) pour me convaincre que j’avais « le droit » d’écrire un roman.

J’ai finalement envoyé mon premier manuscrit à près de quarante (!) maisons d’éditions faisant dans le polar et le noir. C’est ainsi qu’en 2022 est sorti mon premier roman : LE SOLEIL NE BRILLE PAS POUR TOUT LE MONDE (chez M+ éditions, éditeur que j’ai quitté depuis). Ce livre est aujourd’hui épuisé, hormis sur Amazon, chez qui il en reste un petit stock, et auprès de moi, qui en possède encore une quinzaine d’exemplaires.

CARGO BLUES de Audrey SABARDEILCARGO BLUES de Audrey SABARDEIL

Pour CARGO BLUES, quel a été l’événement déclencheur qui vous a donné envie de raconter cette histoire ?

Dans ce roman, le personnage principal travaille sur les bateaux qui assurent la jonction entre Corse et continent. J’ai toujours été intéressée par les vies que je ne vivrai jamais. Je ne manque pas une occasion de questionner les gens sur leur métier, leur quotidien. Celui de marin est un de ces destins que je n’aurai pas. C’est aussi le métier de l’un de mes amis d’adolescence dont je suis très proche. Or, cet ami a été très marqué lorsque des réfugiés ukrainiens, au tout début de l’invasion russe, ont été hébergés à Marseille sur l’un des bateaux de sa compagnie maritime. Il a été de ces marins qui ont troqué, pendant un mois ou deux, leur poste habituel en mer : il a ainsi côtoyé de près ces hommes, ces femmes, ces enfants. C’est de nos très nombreuses discussions qu’est née l’étincelle pour CARGO BLUES. A cette époque, j’écrivais mon second roman. J’ai donc noté quelques fragments d’idées sur un carnet, trois fois rien : un titre (Cargo initialement), l’identité vague de trois personnages (dont je n’en ai gardé que deux). Je savais que le moment venu, j’y reviendrai. J’ai comme ça plusieurs idées en germe dans mon carnet et dans les notes de mon téléphone. J’appelle ça mon « frigo » : je garde au frais, jusqu’à ce que je me mette en cuisine…

Le processus créatif : qu'est-ce qui vous inspire en premier ? Les personnages, l’« arène » pour reprendre un terme très utilisé dans les séries audiovisuelles ?

C’est toujours le réel qui m’inspire : pour les romans, ce sont mille choses. Un fait divers dans le journal local, une anecdote qu’on me raconte, un fait d’actualité… Ces événements réels servent de point de départ à mon imagination (l’intrigue, à la fin du processus, peut être très éloignée avec ce qui l’a faite germer. Mais le démarrage est toujours ancré dans la vraie vie).

Pour les nouvelles, ça peut être ce même terreau, mais il m’est arrivé que l’idée naisse d’une simple scène de film, d’une phrase dans une chanson, même parfois d’un simple mot prononcé par quelqu’un qui parle un peu fort dans un café. Le champ des possibles est infini, inépuisable. La page blanche ? C’est pour l’instant la seule chose que je ne craigne pas en matière d’écriture.

Quant à la seconde partie de la question (Des personnages ou de l’arène, qu’est-ce qui prime ?), il est délicat d’y répondre. C’est indéniable, j’accorde la plus haute importance aux personnages. Déjà, en tant que lectrice, la justesse des dialogues, par exemple, est primordiale : si en lisant, je n’entends pas la voix des personnages, si je ne crois pas à leur échange, je ferme le livre. J’ai besoin de personnages justes pour que l’illusion opère. Ça ne ferme aucun scénario, même les plus farfelus, mais je dois « sentir la chair » des personnages. Toute caricature, tout personnage monolithique, sans nuances, sans contradictions, est pour moi suspect et artificiel. Je sens l’auteur derrière, et c’est foutu !

En tant qu’auteur, la justesse des personnages (a fortiori du protagoniste) c’est donc mon moteur premier.

Cela dit, j’écris des romans noirs (plus que du polar, selon moi). Or, c’est un genre littéraire où la société (et souvent la ville) n’est pas un simple décor mais revêt une véritable fonction et un rôle actifs. Dans mes trois romans, Marseille (que je connais intimement) s’impose dans le récit presque comme un personnage à part entière. Ce que l’on nomme « l’arène » (sauf erreur de ma part, du terme de John Truby, scénariste, dans son essai intitulé L’Anatomie du scénario), autrement dit l’environnement géographique, historique, social dans lequel baigne le protagoniste, n’est pas qu’un cadre décoratif ou à visée réaliste : c’est une force modificatrice des personnages et de l’enchainement des péripéties. Pour ma part, je suis convaincue que cette idée est déjà probante dans la vraie vie : Marseille m’a faite ce que je suis. J’aime d’ailleurs beaucoup quand les romans se nourrissent d’une forte dimension sociale locale (je pense notamment aux livres de Nicolas Mathieu, auteur lorrain).

Le choix de la structure, de l'utilisation des flash backs ? A quel moment prenez-vous la décision ? Vous arrivait-il de tout remettre en question en cours d'écriture ? Est-ce qu'il est nécessaire de connaître la fin du roman pour pouvoir avancer dans l'écriture ? Ou est-ce que vous vous laissez « porter » par l'écriture ?

Entre mon premier roman et celui-ci, je me suis trouvé une méthode.

Pour LE SOLEIL NE BRILLE PAS POUR TOUT LE MONDE, je n’en avais aucune et, quand j’y repense, il est étonnant que ce premier roman soit arrivé à son terme. J’ai refait tant et tant de fois l’intégralité de la structure ! J’écrivais comme tissait la Pénélope d’Ulysse : à défaire ce que l’on a fait la veille. Sans ami pour vous empêcher d’abandonner, sans quelqu’un pour y croire plus que vous-même, on a mille raisons de lâcher l’affaire !

Maintenant, plus question de jardiner : je suis devenu un auteur architecte. Qui bâtit sur plan. Ainsi, je m’interdis d’écrire la moindre ligne de mon roman tant que ma structure n’est pas établie (et avant la structure, je conçois mes personnages, et l’arène, mais c’est une autre question).

Pour la structure, je la bâtis d’abord de manière très générale (un simple résumé qui commence comme une histoire la Coluche : « C’est l’histoire d’un mec qui … »). Puis je resserre progressivement jusqu’à arriver à un « scène-à-scène » décrit en une ou deux phrases par scène. (Ce n’est pas le chapitrage : à ce stade, où commencera et où finira chaque chapitre ne m’intéresse pas encore.) Lorsque cet immense canevas très détaillé existe et tient vraiment bien débout (je ne me fais aucun cadeau !), je laisse reposer environ 3 semaines, car je dois d’abord « oublier » ce lent et minutieux travail d’assemblage pour en juger mieux.

Alors, moment fatidique : je relis ce scène-à-scène avec un regard d’adjudant ou d’inspecteur. Tout doit rester absolument cohérent et intéressant malgré le passage au crible de cette lecture « à froid ». Alors seulement, je me donne le droit d’écrire. C’est donc dans cette phase du scène-à-scène que je teste la nécessité d’un flash-back (de manière générale, rien ne doit être écrit qui n’amène pas du nouveau sur un personnage ou un fait. Et les flash-backs ont eu cette fonction cruciale dans CARGO BLUES : construire mon protagoniste, lui donner de l’épaisseur, un passé et les contradictions avec lesquelles chaque individu se fabrique son identité). C’est aussi le moment pour moi d’évaluer la place la plus judicieuse à leur donner dans le récit. L’écueil est de mettre à mal le rythme, l’élan d’un chapitre. A cela aussi, j’accorde beaucoup de prix dans un roman : le rythme, c’est son souffle. Dans CARGO BLUES, par exemple, j’aurais pu, comme on le lit dans certains romans, commencer par poser l’histoire de Fab, dans le premier chapitre, en incipit. Faire du passé de mon protagoniste un préalable. Le lecteur aurait saisi les contours comme en introduction. Je préfère au contraire démarrer le premier chapitre sur les chapeaux de roues au beau milieu d’un dialogue ou d’une action clé. Sans préambule. Ce n’est qu’ensuite que je distille les éléments du passé utiles à la compréhension du personnage. Bâtir une structure non linéaire m’intéresse et m’excite davantage.

Quand c’est fait (cela me prend des mois où j’expérimente au minimum cinq ou six architectures différentes), je me lance frénétiquement (ça fait si longtemps que je me retiens !) dans mon premier jet, en suivant scrupuleusement mon scène-à-scène. Le chapitrage se fait à l’instinct à ce moment-là. Lors de cette nouvelle phase, je m’empêche de relire ce que j’ai écrit la veille. J’avance, quoi qu’il arrive. Il est vraiment rare que j’ajoute, déplace ou enlève une scène (je le fais si la compréhension ou la logique du récit l’exige. Surtout pas pour « faire du remplissage ») : l’architecte laisse la place à l’autrice. C’est le moment délicieux où on cherche ses mots, où on agence ses phrases, où on définit un rythme de voix narrative, où on opte pour un point ou une virgule.

Après cela viendra la phase du deuxième jet : reprendre la totalité du texte, élaguer, nettoyer (parfois à la hache !) chaque scène, chaque paragraphe et pour finir chaque phrase de tout élément inutile. Mais la structure, elle, est définitivement posée depuis le premier jet.

Ecrivez-vous tous les jours ? Avez-vous, comme les athlètes, une grande discipline ? Des rituels que vous pourriez partager ?

J’essaie d’écrire tous les jours, parce que c’est un grand plaisir pour moi (c’est la première raison !) et une nécessité pour écrire « sans se retourner » : si je n’écris pas pendant trois ou quatre jours, je suis obligée de relire ce que j’ai produit précédemment. Et là, impossible de ne pas corriger, réécrire, refaire. C’est ce que j’ai appelé plus haut le mal dont je souffre : mon syndrome Pénélope. Alors pour l’avancée de mon manuscrit et pour ma santé mentale, mieux vaut écrire tous les jours.

Pour y parvenir, depuis l’an dernier, j’ai pris un temps partiel dans mon métier de professeur de français pour avoir plus de temps à consacrer à l’écriture tout en faisant correctement mon métier très prenant de professeur de français (quand je ne me corrige pas mes textes, je corrige ceux de mes élèves !). Sans un conjoint qui approuve l’idée que l’aspect financier ne prime pas, ce ne serait pas possible. Sans une fille de 19 ans qui soit raisonnable et n’exige pas de ses parents de vivre comme une starlette, je me serais sentie coupable de m’offrir ces conditions d’écriture. Car pour un auteur, je crois que le bien le plus précieux, c’est le temps. Vous parlez de discipline : elle est là. Une organisation quasi militaire pour expédier les tâches quotidiennes et accomplir ses missions professionnelles, ne pas (trop) sacrifier sa vie de famille et ses loisirs pour mettre l’écriture dans son emploi du temps.

Quant aux rituels, je n’en ai pas réellement, mais j’écris généralement sur mon ordinateur de bureau (l’écran, immense, est un vieil écran de télé recyclé), installé dans la chambre d’ami qui sert de bureau. Parfois j’utilise mon ordinateur portable, sur le comptoir de la cuisine, parce que j’aime bien être en hauteur sur une chaise de bar et à proximité de ma machine à café (!). Je lorgne sur une sorte de machine à écrire électronique à transporter partout, avec un écran similaire à celui d’une liseuse : je pourrais écrire partout, même en plein soleil (Au printemps et à l’été, c’est le dilemme : je voudrais écrire mais je veux aussi profiter de l’air libre et de la lumière. Sur mon portable, je ne vois rien !). Mais c’est exclu : cette machine, produite aux Etats-Unis, coûte les yeux de la tête (c’était déjà le cas avant les droits de douane trumpiens). Restent donc les cahiers pour écrire au soleil. Ensuite, je recopie au clavier ! Quand je vous disais que la première ressource d’un écrivain est le temps !

Pendant la période d'écriture, continuez vous à lire d'autres romans ?

Je ne peux pas m’arrêter de lire. Tendance boulimique. Je publie d’ailleurs sur les réseaux et sur mon site internet des chroniques sur les livres que je lis et que j’apprécie (Si je n’aime pas, je passe sous silence.) Selon moi, on ne peut pas être un auteur (valable) sans être lecteur. Non seulement j’adore lire, mais je me nourris des textes des autres, de leurs histoires, de leur talent, de leur phrasé. J’apprends aussi de ce que je considère moins réussi dans tel ou tel roman, telle ou telle écriture. Le seul bémol à se mettre à écrire, c’est d’ailleurs que l’on ne lit plus seulement de manière sensible : un peu comme un couturier, j’imagine, qui regarde les coutures sur les vêtements d’un autre créateur, ou d’un cuisinier qui goûte le plat de son confrère en cherchant, derrière le plaisir des papilles, à retrouver ses gestes.

Quel est votre rapport aux autres arts durant cette période ? Pensez-vous que cela influence votre écriture ?

Tout influence mon écriture. Je me sens comme une éponge. Plus encore depuis que j’écris de manière professionnelle, parce que je suis « en éveil », consciente de la richesse que m’offre le monde, les arts, et en premier lieu, en plus des livres, le cinéma et la photo. La peinture m’émeut plus rarement. Mais de manière générale, tout ce qui me traverse infuse et peut, consciemment ou inconsciemment, se retrouver dans mes histoires ou mes personnages.

Depuis peu, je m'intéresse à l'utilisation de l'IA par les artistes. Est-ce votre cas ? Si vous l'utilisez comment le faites vous ?

Je suis assez novice en la matière. Mais comme d’un peu tout, je suis curieuse et je tente de ne pas rejeter quoi que ce soit a priori, au nom de je ne sais quel principe, et avant d’en avoir fait l’expérience. Avec l’IA, en la testant, je me suis rapidement aperçue qu’elle pouvait me servir d’assistant pour mes recherches documentaires : je travaille actuellement à mon quatrième roman qui se déroule en Afrique. J’ai parfois recours à l’IA pour trouver le nom d’une plante, ou d’un paysage dont j’ignore tout. Par contre, je ne délègue pas l’écriture. Je garde jalousement ce plaisir pour moi seule. D’autant que si une belle phrase venait de l’IA, je ne pourrais pas être satisfaite de mon travail. Or, il faut déjà que je puisse être fière de ce que j’ai produit avant d’oser le présenter à quelqu’un. Je suis très attachée à « la beauté du geste », l’artisanat. Je me sens comme un artisan ébéniste devant sa pièce de bois brute quand je cherche mes mots. Je ne veux donc pas d’une machine pour faire mon geste. Quel plaisir et quelle satisfaction personnelle me resterait-il ?

Je suis également inquiète du danger que l’IA représente pour la création et les créateurs : de plus en plus de couvertures de livres sont faites par IA. C’est autant de dessinateurs et graphistes qui perdent leur travail, se retrouvent seuls avec leur talent et leur envie de créer. Mais on ne veut plus payer leur labeur, on pare au plus pressé et au moins cher. Il en est de même pour les traducteurs par exemple, les doubleurs dans le cinéma, et pourquoi pas un jour les auteurs ? Chaque fois que nous utilisons l’IA, nous la nourrissons, la rendons plus performante, lui donnons donc les moyens d’égaler nos propres créations. J’en ai très clairement consciente. Socialement, idéologiquement et politiquement, c’est une réalité à ne pas minimiser. Je refuse de me sentir responsable, ne serait-ce qu’un peu, de cette perte de sens collectif et de cette souffrance pour chaque créateur qu’on laisse mourir par désœuvrement (c’est le cas de le dire !)

Enfin, pour la recherche préalable à l’écriture, je fais un usage de l’IA le plus modéré possible (seulement si mes recherches documentaires classiques sur Internet ou livres papier n’aboutissent pas) car j’ai conscience de l’impact démesuré de cette technologie sur notre environnement. Je pense que nous avons tous une responsabilité à ce sujet. Sans une « auto modération » individuelle, on court à la catastrophe. Dernière chose, plutôt que de nourrir le géant américain, j’utilise Mistral, l’IA française. Cocorico !

Que pensez-vous de cette expression « littérature féminine » ?

J’ai du mal à me positionner sur cette question. D’un côté, je voudrais que les femmes aient autant de visibilité que les hommes, dans la littérature comme ailleurs. Historiquement, comme pour tous les métiers intellectuels, la société en a d’abord exclu les femmes. Aujourd’hui de nombreuses femmes prennent la plume (ou plutôt la souris de leur ordinateur). Si quelques-unes tirent leur épingle du jeu, une écrasante majorité d’auteurs présents dans les librairies ou les salons sont hommes. Voilà pourquoi sont utiles, à mon sens, des collectifs tels que Les Louves du Polar ou, bien plus récent et confidentiel, Les Dames du Noir (dont je fais partie, à l’initiative d’une autrice formidable : Sylvie Callet. Lisez Fatum ou Poupée ! Quelle plume !) Il s’agit pour ces groupes de donner aux autrices l’occasion d’être mis à l’honneur sur les tables des libraires et gagner en visibilité. Pour autant, pas question de brandir un étendard et de crier que les femmes seraient plus ceci, plus cela.

Et puis, j’ai du mal à penser qu’il existerait une « écriture féminine ». Un lecteur qui avait beaucoup aimé mon roman (le premier, je crois) m’a dit que j’écrivais « comme un homme ». Je ne sais pas ce que cela voulait dire précisément. Je n’ai pas pris cette remarque comme une dépossession de ce qui fait de moi une femme dans la vie. J’ai compris que dans sa bouche, c’était un compliment. Soit !

Je considère que je suis un auteur au sens où je produis un texte. Seul le texte importe. Pas de savoir si la main qui tient le stylo est celle d’un homme ou d’une femme. En tant que lectrice, il m’arrive souvent de ne pas lire le nom de l’auteur sur la couverture que je choisis. Ce n’est que pendant ou après lecture que je me demande : est-ce un homme ou une femme qui a écrit ça ? Lors de tables rondes ou de cafés littéraires auxquels j’ai participé, des journalistes, des auteurs et des autrices ont dit parfois qu’une femme auteur aura plus de sensibilité, écrira des choses moins violentes, s’attachera davantage à la psychologie des personnages. Je pense moi que ce sont des clichés et qu’on trouverait des contre exemples chez les auteurs masculins comme féminins.

En tout cas, si l’un de mes romans plait (ou déplait), je ne voudrais pas que ce soit parce que je suis femme, mais du fait même de mon écriture et de mon texte.

Votre relation avec le lecteur ? Pensez-vous à eux en écrivant ? Est-ce que vous tenez compte de l'avis de vos premiers lecteurs si vous en avez (hormis votre éditeur) ?

Comme je l’ai déjà dit, sans lecteur, pas d’auteur. Pour moi, c’est d’autant plus vrai que la première personne à qui j’ai osé montrer des textes est celui sans qui je n’aurais jamais expédié mon premier manuscrit. Depuis, lorsque j’ai terminé mon travail de premier, deuxième, troisième (…) jets, je le donne à lire à cet ami et à deux autres (des femmes, elles : mes deux amies les plus proches). Aucun de ces trois « bêta-lecteurs » n’appartient au monde de l’édition. Ils ont tous trois un rapport très différent à la lecture. En cela, ils me sont très précieux car ils m’offrent trois prismes différents sur mes textes, des sensibilités et des goûts variés se posant sur mes histoires et mes personnages. L’autre essentiel, c’est qu’entre ces trois-là et moi, existe une amitié très forte qui date de plus de vingt ans. Ils savent que je suis dure au mal et que j’ai besoin de critiques et non de bouquets de fleurs. Ils ont une tâche très difficile : je sais à quel point il est pénible de dire des choses négatives à un ami. Mais pour la quatrième fois (mon 3eme manuscrit n’a été retenu par aucun éditeur et ne verra peut-être jamais le jour), ils ont accepté cette mission. Je suis toujours étonnée et reconnaissante qu’ils le fassent et qu’ils soient contents de cette charge. Quant à moi, je tiens compte de toutes leurs remarques. Je n’argumente pas, je ne me défends pas des défauts qu’ils repèrent. Au contraire, je note tout, je leur demande de préciser au maximum, je creuse avec eux ce qui leur a posé problème. Puis je réfléchis de mon côté et je tranche : je modifie ou pas, en conscience.

Après seulement, je propose aux éditeurs. Et un autre dialogue s’instaure (si du moins un travail éditorial existe. C’est le cas avec mon nouvel éditeur, Le bruit du monde, et ça change tout, d’avoir un professionnel avec qui dialoguer sur son texte ! Même si c’est parfois un « combat » âpre, c’est infiniment fructueux.)

Quant au lecteur lors de la phase d’écriture ? Là, pour moi, il s’efface totalement. Et je pense qu’il est important qu’il en soit ainsi. Je suis persuadée qu’écrire pour plaire, en ayant en tête ce qu’attend un lectorat supposé est exactement ce qu’il ne faut pas faire. D’ailleurs, je n’aurais sans doute pas osé écrire certaines scènes, certains mots, mettre certains mots dans la bouche ou dans la tête de mes personnages si j’avais pensé à ce qu’en penseraient certains lecteurs. La crainte de déplaire nuit à la création, je pense. Il ne s’agit pas de choquer pour choquer. Mais si, dans la vérité d’un personnage, il y a quelque chose de choquant, j’estime qu’il faut l’écrire, pour ne pas amputer le personnage en question. Franck Thilliez, auteur de thrillers sanglants, créateur de personnages ignobles, est dans la vie un très gentil garçon qui ne ferait pas de mal à une mouche. Ne confondons pas l’auteur et ses personnages ! Bref, écrire vrai, pour ne pas écrire faux, c’est mon credo. (On croirait un slogan !)

Bien entendu, un auteur qui dirait que la réception de son livre l’indiffère serait un menteur, un hypocrite : tout auteur espère trouver son public. Mais entre auteur et lecteur, c’est une rencontre qui se produit (ou pas !) Un heureux hasard qui ne se fabrique pas. Bien écrire demande un investissement immense en temps et des efforts plus grands que ce que l’on imagine. Cet engagement, l’auteur le doit à son lecteur (et à lui-même). D’ailleurs, je préfère croire qu’un livre bâclé sera naturellement sanctionné et tombera des mains des lecteurs.

Pour autant, choisir telle thématique parce qu’elle est à la mode, couler des personnages dans le moule de l’air du temps pour surfer sur une tendance, ou se censurer pour ne pas déplaire, c’est mettre le doigt dans un engrenage fatal : à la fin, on se perd soi-même. On ne peut pas (bien) écrire dans cette optique-là. J’ai la conviction qu’un lecteur exigeant sentira l’authenticité d’une écriture et d’une sensibilité vraies. Et avant le filtre du lecteur, c’est le filtre de l’éditeur qui doit jouer son rôle. Sur ce point, il faut se souvenir que l’éditeur veut et doit vendre les livres qu’il produit. Lui reprocher ce principe n’a aucun sens : c’est son métier ; auteur comme lecteur ont besoin de ce maillon de la chaîne du livre. Mais il faut espérer que les éditeurs demeurent exigeants et ne promeuvent pas des recettes éculées, des livres « nettoyés » au politiquement correct, une offre culturelle sans surprise ni personnalité. Exigence et audace, voilà selon moi les deux qualités d’un éditeur émérite. Quoi qu’il en soit, le lecteur reste, au bout du bout, celui qui choisit et peut exiger de la qualité. C’est lui qui fait (ou défait) la réussite d’un livre ou d’un auteur – et de l’éditeur avec qui il a signé son contrat. C’est un pouvoir immense. Les éditeurs le savent mieux que personne. Libre à chacun de nous, en tant que lecteurs, d’user de ce pouvoir.

Enfin, avez-vous déjà en tête votre prochain roman ?

Actuellement, j’écris un nouveau roman, dans un genre littéraire différent de Cargo blues qui se situe entre roman noir et polar (comme mes deux premiers livres). Si ce manuscrit est un jour publié, il s’agira d’un roman initiatique, c’est-à-dire racontant la manière dont le personnage principal – un adolescent – se construit et devient homme.

Je reste fidèle à mon goût pour l’écriture noire, bien loin de la tendance du feel good et de la romance, puisque le parcours de ce protagoniste est initié par un désir de vengeance dont le récit ne dévoile les contours précis qu’au fil des chapitres, par la voix très singulière que la narration emprunte (là-dessus, je ne dirai rien ! C’est mon secret !)

Autre grand changement pour moi : je quitte Marseille. Si mes trois premiers romans tiraient leur ADN de cette ville où je suis née et où j’ai vécu jusqu’à peu, tout se passera cette fois en Afrique de l’Est, entre Soudan et Kenya. Mon chemin littéraire se poursuit dans une nouvelle direction…

Mes publications :

  • Le soleil ne brille pas pour tout le monde (2022) - M+ éditions  

Ce livre est épuisé, hormis sur Amazon, chez qui il en reste un petit stock.

  • Les Naufragés (2023) - M+ éditions.

Ce livre est également épuisé, hormis sur Amazon.

  • Le cercle des polardeux marseillais - saison 2 (2024) – Melmac éditions.

C’est un recueil de nouvelles collectif : 18 auteurs différents, 18 textes. Le mien, J’arrive, a reçu le prix de la Nouvelle Noire 2024 à Marseille.

  • Cargo blues (2025) – Le bruit du monde

Pour tous mes livres (excepté Les Naufragés), je peux vous proposer un envoi personnalisé, avec dédicace si vous le souhaitez. Contactez-moi via les réseaux ou par mail : audrey.sabardeil@yahoo.com

Si vous souhaitez me rencontrer, retrouvez-moi sur les salons ou lors de signatures en librairie : pour connaître ces dates, suivez-moi via Facebook, Instagram ou mon site internet (abonnement possible à ma newsletter) : https://audreysabardeil.wixsite.com/audrey-sabardeil

 

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