L'HOMME DE LA BERGE de Olivier CHARASSON

Publié le par Brigitte Sabban-Weyers

Grand Merci, Brigitte, de redonner quelque actualité à ce film. À moins que l'actualité ne s'en charge elle-même ? Quand tu m'as demandé un petit texte pour l'accompagner, je me suis demandé ce que j'allais bien pouvoir écrire, tant le souvenir de Pierre Bérégovoy paraît loin désormais. Son nom n'a même pas été évoqué par les médias à l'occasion des 20 ans de sa disparition, le premier mai 2013.

Or fin août, dans le 20 heures de Claire Chazal, tandis qu'elle recevait François Pinault et commentait avec lui les chiffres du chômage et ceux de la croissance perdue, elle finit par lui demander "naïvement" s'il attendait encore quelque chose de l'actuel gouvernement, si les impératifs de l'entreprise étaient compatibles avec une politique de gauche ? (tout simplement). Ce que François Pinault lui a répondu n'a pas manqué de surprendre : "Vous savez, c'est peut-être avec un homme de gauche que j'ai le mieux travaillé en France, c'est peut-être un homme de gauche qui a le plus fait pour l'entreprise dans ce pays. Cet homme, c'était Pierre Bérégovoy." Collaboration qui peut sembler iconoclaste à posteriori, mais François Pinault a doublement raison et sait parfaitement de quoi il parle. Car personne, mieux que Pierre Bérégovoy, n'a incarné à ce point les paradoxes de la gauche au pouvoir, et il l'a payé de sa vie.

François Pinault est fin stratège. Il sait qu'en invoquant la mémoire de Pierre Bérégovoy, il se place lui-même du côté du peuple qui l'a sanctifié en rappelant à nos souvenirs la vie de l'homme plutôt que sa politique : son passé d'ouvrier fraiseur, de résistant, de syndicaliste, son ascension politique et la fin tragique qu'on lui connaît. Mais rappeler que Pierre Bérégovoy a beaucoup œuvré pour l'entreprise relève, de la part de François Pinault, d'un euphémisme, sinon d'un calcul bien pesé.

Car l'histoire attachante de Pierre Bérégovoy nous a fait oublier à quel point sa politique a aussi servi les intérêts du grand capital et ceux de la finance. C'est sous son ministère en effet, dans le gouvernement de Michel Rocard, en tant que ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, que Pierre Bérégovoy (définitivement converti à l'économie de marché) a défendu une politique du franc fort, empêché toute inflation, libéralisé les marchés financiers et déreglementé la bourse. Si cette politique lui a valu la sympathie des milieux d'affaires, elle n'a pas empêché la France d'entrer en récession. En devenant Premier ministre, il deviendra également le symbole du ralliement au libéralisme économique et, à l'instar de son président, finira de perdre la confiance du peuple de gauche. Ultimement nommé directeur de campagne pour les législatives de 1993, il se fera insulter par les syndicalistes et les ouvriers, bref, il se verra renié par le milieu dont il est issu. Le parti socialiste connaîtra sa plus grande défaite depuis plus d'un siècle.

On aurait donc bien tort de voir dans les errements actuels de la gauche au pouvoir, errements qui semblent l'éloigner chaque jour un peu plus de ses prérogatives, un dévoiement de son héritage "mitterrandien". Lorsque notre actuel Premier ministre se fait applaudir par le (grand) patronat ou se rend à la City de Londres, il ne trahit pas la mémoire de ses pairs, il l'incarne. Mais la bonne foi ne suffit pas pour survivre à pareil grand écart politique : l'exercice de l'état requiert encore une souplesse de contorsionniste et une bonne dose de cynisme. Si l'héritage de Pierre Bérégovoy a bien été transmis, son honneur politique, par contre, n'est plus d'actualité.

Dans L'Homme de la berge, cette journée du premier mai 1993 raconte bien plus que cette seule journée, elle représente bien plus que le dernier jour d'un homme, elle est cette métaphore qui dit quelque chose de notre pays, ce brin d'Histoire dont nous restons les enfants. Le film aurait aussi bien pu s'appeler : Le dernier Mai ou Les Illusions perdues... Mais le geste politique et définitif de Pierre Bérégovoy nous oblige à penser, nous qui sommes tous encore ici, que quelque chose d'autre est possible. C'est sa seule injonction.

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S
Très bel article Olivier ! extrêmement clair et bien construit, merci pour cette fine analyse et cette remise à niveau...
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